Beg-Meil ;
Le terrain de jeu des architectes.

L’étrange reportage de
Sylviane Mondet, Mathilde Liotard et Jean-René Canévet.

Diffusion : TF1, 20H, jeudi 8 août 2019

Tournage : mardi 24 juillet 2019
 Rédactrice en chef : Pascale Gonod
Rédacteur en chef adjoint : Josselin Huchet
Chef d'édition : Fabien Gérard
Prodution éditoriale : Coraline Trépreau
Coordination des régions : Karine Denis
Chef de production : Marion Clairet
Scripte : Odile Arpin

Réalisateur : Franck Chaudemanche

 


Fichier vidéo MP4 – Durée totale : 4 minutes 29 – Taille : 163 Mo

 

 

Architecture, fantôme de Marcel Proust, anachronismes, légendes et vérités

 

Je me réjouis de la présence dans ce reportage de Christian Caudrelier-Bénac, de Andrée Tollec et de Hubert Jan. Néanmoins, je ne peux pas dire que le reste m’enchante. Le contenu rédactionnel de ce reportage est embarrassant. Diffusé à une très large audience (le journal télévisé du soir sur TF1) il cause beaucoup de tort à l'Histoire véridique et intoxique tout mon travail sur la véritable histoire de Marcel Proust à Beg-Meil. De ce point de vue, c'est désastreux.

 

Un sujet sur l’architecture qui fait l’impasse sur le style régionaliste breton


Je suis surpris que ce reportage vante le village vacances Club du Soleil (qui lance son activité cette année dans les murs de l’ancien Ty Nod/Le Renouveau). On nous fait visiter le restaurant, puis on nous montre les chambres. Ce village vacances n’est pas une particularité begmeilloise, loin de là : Pierre Székely et Henri Mouette ont exercé ces mêmes talents d’architectes en d’autres lieux, comme à Sebourg (Nord) ou à Janvry (Essonne).

 

Je regrette que TF1 n’accorde pas plus de place au style régionaliste breton qui fait l’identité de Beg-Meil. La villa Ker-Alor construite en 1902 en est le parfait exemple. Les plans de Charles Chaussepied ont été exposés sous la nef du Grand Palais à Paris lors du Salon des Artistes français en 1904. Tout de même ! Charles Chaussepied est aussi l’architecte du manoir de Loc’hilaire à Fouesnant et de la villa Paludes à Beg-Meil. Le château de Bot-Conan construit en 1899 par l’architecte Paul Lagrave est un autre exemple. Cet édifice est le désir de Félix Guyon (professeur de médecine de Robert Proust, frère de Marcel Proust).

 


La villa Ker-Alor. Plans exposés au Grand Palais en 1904 (extraits du livre Il était une fois Beg-Meil).

 

Marcel Proust dès le lancement de Julien Arnaud, puis tout au long du reportage


Même en fin de sujet, la voix hors champ de Sylviane Mondet dit : « “Un pays enchanteur… terre de beauté… ou il est exquis de vivre.comme l’écrivait déjà Marcel Proust en 1895». C’est ici l’enchâssement de citations tel que découpé et publié dans mon livre.

 

C’eût été convenable de contacter celui qui œuvre pour faire vivre cette histoire (moi). Je sais que certains sont prompts à surfer sur la vague du succès de mon livre Marcel Proust à Beg-Meil. Je m’étonne tout de même.

 

Un récit, une légende

 

Au time-code 01:38-02:24, nous assistons à un entretien avec Véronique*, propriétaire de la majestueuse villa Ker-Ar-Menec’h (*dont la journaliste choisit de ne pas communiquer le nom complet).

 

Véronique dit : « Le matin, très souvent quand la maison est endormie, c’est ce que je préfère, parce qu’il y a personne sur la plage et y a juste les mouettes le matin c’est, c’est un paradis. Elle a été construite vers 1910-1920 par un architecte Anglais et ensuite elle a hébergé Proust, et donc il est venu parce qu’il connaissait les propriétaires de cette maison. Et il a été, c’est assez incroyable je peux dire qu’il est venu ici et que, il a écrit» Puis Véronique mène la journaliste dans une chambre de la villa, et dit : « Ici c’était donc la chambre que Proust a occupé et la très jolie vue qu’il avait et que j’ai la chance d’avoir tous les matins. »

 

Je comprends Véronique, puisque comme moi, elle est (comme le dit Proust) « de ces gens qui parlent sans cesse d’un endroit où ils passent ce qui se trouve être le meilleur de leur vie, qu’ils disent le plus beau pays qu’ils connaissent ».

 

J’ai une profonde sympathie pour l’enthousiasme des caractères inspirés qui voudraient écrire l’histoire. Les récits sont souvent délicieux. Parfois, le charme de la présentation met en valeur une chronique familiale, quitte à s’éloigner de la vérité.

 

Un long cheminement sur trois siècles transforme la parole qu’on dit « de source sure » en vérité historique. Ces ego-documents se transmettent de génération en génération. On constitue un grand fourre-tout historique dans lequel chacun puise pour créer sa propre légende et plaire à un parent, un ami ou un journaliste.

 

Je comprends cet esprit rêveur, nous l’avons tous. Mais, ce qui parvient jusqu’à nous peut se révéler anachronique, irréaliste, travesti ou impossible. Certaines légendes sont bien ancrées dans la mémoire collective.

 

Ne pas laisser ignorées les inexactitudes, pour que la vérité historique prévale

 

Selon le récit qui est fait, la villa Ker-Ar-Menec’h « a été construite vers 1910-1920 ». Cette maison a bien été contruite au 20ème siècle, c'est-à-dire bien après le séjour de Marcel Proust à Beg-Meil en 1895. Deux analyses possibles : soit Proust a inventé une machine à remonter le Temps (cachée dans À la recherche du temps perdu, le Temps retrouvé ?), soit Proust, alors pas très vaillant, est revenu à Beg-Meil. La vérité est implacable, attestée par Proust lui-même. Après son séjour de 1895, Marcel Proust ne retourne pas à Beg-Meil et ne peut connaitre la villa Ker-Ar-Menec’h.

 

Les légendes et vérités historiques : rectification d'erreurs souvent faites dans les livres ou reportages

 

APRÈS 1895, MARCEL PROUST NE REVIENT PAS À BEG-MEIL

 

L’emploi du temps de Marcel Proust est connu au-jour-le-jour de 1895 jusqu’à sa mort en 1922. Son abondante correspondance et ses notes apportent une documentation précise sur tous ses déplacements.

 

Revenons sur les différents projets et tentatives…

 

Cela débute en 1904. Le 9 août, depuis Le Havre, Proust embarque pour une croisière à destination de la Bretagne. À Dinan le 14, souffrant de crises d’asthme à répétition depuis le départ, il abrège son voyage et rentre à Paris.

 

En 1906, Marcel Proust projette une nouvelle excursion de la Normandie à la Bretagne. Tout au long de l’été, il écrit à son entourage pour obtenir des conseils. La saison passe, il ne concrétise toujours pas son projet.

 

En 1907, le médecin de Proust lui conseille de se rendre en Bretagne pour soigner son asthme. Marcel Proust peine toujours à se décider. Fin juillet, il écrit : « Je crois pourtant que cette fois je vais aller en Bretagne. » (lettre à Élisabeth de Riquet de Caraman-Chimay, comtesse Greffulhe, fin juillet 1907). Le 7 octobre, nous apprenons dans une lettre à Reynaldo Hahn qu’il finit –cette fois encore– par abandonner ce projet.

 

La santé de Marcel Proust lui impose de limiter ses voyages. De 1907 à 1914, son unique lieu de villégiature devient Cabourg. Proust sait qu’il a trop tardé à se décider et que l’époque des voyages touche à sa fin. Néanmoins, en août 1912, il confie : « Il est vaguement question que je loue en septembre une maison dans le petit Beg-Meil. Mais cela me semble bien tard. » (lettre à Reynaldo Hahn, Grand Hôtel, Cabourg, 17 août 1912).

 

En août 1914, dans une autre lettre, Proust explique : « Ces endroits paisibles ne sont pas accessibles aux gens comme moi qui ne peuvent faire de longs trajets en chemin de fer. » (lettre à Reynaldo Hahn, Paris, 30 août 1914).

 

En septembre, lors d’une conversation avec sa gouvernante Céleste Albaret, Marcel Proust se souvient du séjour à Beg-Meil en 1895. La gouvernante témoigne : « il m’a raconté que, autrefois, il avait fait le voyage avec son grand ami, le compositeur Reynaldo Hahn, » et Proust lui dit : « C’était magnifique, Céleste ! Comme j’aimerais y retourner ! » (témoignage de Céleste Albaret recueilli en 1973 par Georges Belmont pour le livre Monsieur Proust).

 

Après cet été 1914, trop faible, il ne peut plus quitter la région parisienne.

 

Marcel Proust informe Céleste : « Ma chère Céleste, il y a une chose que je dois vous dire. J’ai fait ce voyage de Cabourg avec vous, mais c’est fini : je ne ressortirai jamais plus. Jamais plus je n’irai à Cabourg ou ailleurs. » (à Céleste Albaret, Cabourg, septembre 1914).

 

MARCEL PROUST ET REYNALDO HAHN NE SÉJOURNENT PAS À LA VILLA KER-AR-MENEC’H

 

Lors de leur séjour en 1895, Marcel Proust et Reynaldo Hahn ne peuvent connaitre la villa Ker-Ar-Menec’h, puisque celle-ci est construite plus tard, entre 1910 et 1920.

 

En 1956, peu de temps après la découverte et la publication du roman Jean Santeuil, Philip Kolb (grand spécialiste de la correspondance de Proust) se rend à Beg-Meil avec l’espoir d’obtenir des informations sur l'unique séjour de Marcel Proust et Reynaldo Hahn en 1895.

 

À la villa Ker-Ar-Menec’h, il rencontre Andrée Caudrelier (épouse de Étienne Caudrelier et fille de André Bénac, elle vit dans cette maison depuis son achat par la famille Bénac à la famille Dilhingham en 1935). À l’Hôtel de la Plage, il rencontre Jos Parker alors propriétaire de l’hôtel. Étrangement, Philip Kolb ne rencontre pas les propriétaires du Grand Hôtel (anciennement Hôtel Fermon).

 

L’absence de témoin direct, l’absence d’information, le seul document trouvé à l’époque (registre de l’hôtel) ne lui permettant pas de réaliser un récit complet sur le séjour, Philip Kolb concentre son travail sur le processus créatif du roman Jean Santeuil par l’étude des feuillets manuscrits et fragments ayant servi à l’assemblage du roman. Cette étude sur les étapes de la rédaction Historique du premier roman de Proust (Saggi e ricerche di letteratura francese, volume 4, pages 215-277) est publiée en 1963.

 

Depuis cette visite de Philip Kolb en 1956, le nom de Marcel Proust est associé –indirectement– à la villa Ker-Ar-Menec’h.

 

MARCEL PROUST ET REYNALDO HAHN NE SÉJOURNENT PAS CHEZ LA FAMILLE PARKER

 

En 1895, lorsque Marcel Proust et Reynaldo Hahn descendent à l’Hôtel Fermon, les sept chambres sont toutes occupées. Alors, de façon temporaire, Yves Fermon les loge dans l’Hôtel de la Plage tenu par Pierre Rousseau (propriétaire en 1895). Très vite, Proust peut s'installer à l'Hôtel Fermon et ne plus en bouger (il ne supporte pas les déménagements).

 

Quelques années plus tard, Pierre Rousseau cède l'Hôtel de la Plage à son gendre, Alexandre Parker (son nom est lié à l’hôtel pour la première fois le 24 juillet 1901, dans les statuts de la Société de navigation de Beg-Meil). Ainsi, bien après le séjour de Marcel Proust et Reynaldo Hahn à Beg-Meil, le nom Parker se trouve associé à ce lieu.

 

LE NOM DU PROPRIÉTAIRE DE L’HÔTEL QUI LOGE PROUST N’EST PAS –EXACTEMENT– FERMONT

 

L’orthographe correcte est Fermon. De 1866 à 1880, le nom de famille s’orthographie Fermont. Des actes notariés font apparaitre que depuis 1881 le nom usuel est Fermon (1886 pour l’hôtel). Cette orthographe est attestée par deux documents photographiques visibles dans le livre (photographie de la plaque de l’hôtel et un courrier adressé à Marcel Proust le 10 octobre 1895).

 

MARCEL PROUST ET REYNALDO HAHN NE SÉJOURNENT PAS AU CHÂTEAU DE BOT-CONAN

 

Le château de Bot-Conan est construit en 1899. Cet édifice est le désir de Félix Guyon chirurgien et urologue à l'Hôpital Necker à Paris et fondateur de l'École de chirurgie urologique française. De 1894 à 1904, Félix Guyon est le professeur de Robert Proust, frère de Marcel. Le nom de Proust est donc associé à ce lieu de façon indirecte.

 

MARCEL PROUST ET REYNALDO HAHN NE SÉJOURNENT PAS DANS UNE MAISON DE LA FERME DE KERENGRIMEN*

 

Marcel Proust connait ce lieu par un ami de ses parents, André Bénac. C’est dans ce lieu que Proust situe les premières lignes de la préface de son roman Jean Santeuil. Par ailleurs, le peintre Thomas-Alexander Harrison fréquenté par Proust y loue un atelier en planches (il loge et prend ses repas lui aussi à l’Hôtel Fermon). Ainsi le nom de Proust est associé à ce lieu, ce qui peut produire des interprétations erronées.

 

MARCEL PROUST ET REYNALDO HAHN NE SÉJOURNENT PAS À L’HÔTEL DES DUNES

 

En 1895, Marcel Proust et Reynaldo Hahn ne peuvent séjourner à l’Hôtel des Dunes, puisque cet établissement est fondé en 1898.

 

À BELLE-ÎLE-EN MER, MARCEL PROUST ET REYNALDO HAHN NE SÉJOURNENT PAS CHEZ SARAH BERNHARDT

 

Celle-ci commence à résider à Belle-Île en 1896, au terme des travaux de réhabilitation du fortin de la Pointe des Poulains. À Belle-Île du 5 au 7 septembre 1895, Marcel Proust et Reynaldo Hahn séjournent au Palais à l’Hotel du Commerce. Pour les mêmes raisons, Proust et Hahn n’arrivent pas à Beg-Meil en compagnie de Sarah Bernhardt. Dans les années qui suivent, Reynaldo Hahn retourne seul à Belle-Île-en-Mer.

 

* (COMPLÉMENT D'INFORMATION) AU SUJET DU LIEN ENTRE LES FAMILLES PROUST ET BÉNAC

 

Les Bénac sont des amis intimes des parents de Marcel Proust (ils figurent dans le carnet d’adresses de Jeanne Proust).  Originaires de la Gironde, c’est Edmée Bénac qui fait découvrir Beg-Meil à son mari André. Les Bénac s’installent à la ferme de Kerengrimen en 1887.

 

Après son séjour à Beg-Meil en 1895, Marcel Proust conserve une relation épistolaire avec la famille Bénac. Une seule lettre subsiste, dans laquelle Marcel Proust remercie André Bénac pour une offre de prêt qu’il décline.

 

André Bénac, dont Proust dit qu’il est « le plus vieil ami de mes parents » (lettre à Madame Nahmias, 29 septembre 1919) a un fils, Jean Bénac (1er juillet 1891 - 15 décembre 1914). Le 14 décembre 1914, Jean Bénac se trouve à Thann (Haute-Alsace) en compagnie de Max Barthou (fils de l’ancien président du conseil). Les deux soldats sont touchés par un obus. Le 15 décembre, à deux heures du matin, Jean Bénac meurt de ses blessures à l’hôpital civil de Thann.

 

En septembre 1915, l’ami de la famille Anatole Le Braz publie l’éloge À la mémoire d’un Finistérien d’adoption.

 

En mai, les parents Bénac décident de publier un recueil de lettres de leur fils. Ils demandent conseil à Marcel Proust, qui explique : « les Bénac m’avaient donné le livre de leur fils. […] je n’ai pas été d’accord avec eux sur leur manière de sentir et de faire […]. Ces lettres du petit Bénac étaient délicieuses de cœur, de dons, de courage, de délicatesse ; […] On devait à ce jeune et charmant brave, que je n’ai pas connu et que j’aime depuis que je l’ai lu (et tout le monde eut fait de même), on lui devait de le dresser, de le dévoiler, de le faire vivre, dans son geste et dans son rayon. […] Or ici les dons du jeune homme étaient charmants ; joints à sa délicieuse délicatesse morale, à l’intérêt du récit, et d’un document sur un jeune bourgeois français de 1914, en bloc tout cela, “l’un dans l’autre” comme disent les marchands, eut charmé. Privée de ses puissants atouts, sa “littérature” n’aura certainement pas une originalité suffisante pour marquer. J’ai écrit tout cela à Monsieur Bénac sans même effleurer ses déterminations. Je le regrette car par delà la mort j’ai une profonde sympathie pour ce caractère, et le parti pris de le laisser ignoré m’attriste, partis pris inspiré bien entendu par une tendresse et une douleur que je respecte et plains du fond de mon cœur, mais qui n’ont pas pu se détacher assez de ceux qui les ressentent pour servir uniquement la cause de celui qui les inspire. […] Bien entendu si M. Bénac n’a pas acquiescé à mes raisons, il ne les a nullement mal prises ! » (lettre à Madame Catusse, octobre 1915).

 

L’ouvrage En souvenir de Adolphe, Edme, Jean Bénac, Avocat à la Cour d’Appel de Paris, Sergent au 46e Régiment d’Infanterie. Né le 1er juillet 1891 à Paris, mort à Thann le 15 décembre 1914 paraît le 7 mai 1915 aux Presses des Imprimeries Gounouilhou à Bordeaux.

 

André Bénac, resté fidèle à la famille Proust, est présent aux obsèques de Marcel Proust en 1922 (liste des personnes présentes publiée dans Le Figaro du 22 novembre 1922).

 

 

 

© Philippe Dupont-Mouchet

 

 

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